Christophe Pradal

Dessins sur papier 2015-2018

À propos

L'art de la réduction par Paul Calori

Ses formes élémentaires en deux dimensions, taches ou lignes aux couleurs tranchées, se détachent de fonds clairs et unis, aux textures très apparentes, en de vifs contrastes. Les motifs des œuvres sur papier de Christophe Pradal sont ouverts et dynamiques. Courbes et segments dessinent des trajectoires, des chemins, on peut y voir virages, carrefours, impasses. Taches et coulées, loin d’être figées, nous parlent de leur trajet sur le papier, de l’événement de leur maculation. Dans l’immobilité, ça circule, ça avance. Un pas de recul, et certains de ses dessins nous semblent des schémas, des plans, ceux d’un réseau de galeries ou d’une infrastructure : un projet d’ingénieur fantasque ? Comme s’ils n’obéissaient pas simplement à une logique picturale, mais aussi à des lois physiques, ou des impératifs secrets de maniabilité ou d’aérodynamisme. Comme dans les mobiles de Calder, à la légèreté fildefériste et ludique, mais où les bulles de couleurs sont interconnectées selon un système strict soumis à la gravité. Même légèreté apparente, volatilité presque, qui masque pourtant une complexité de l’ossature. Une grâce qui se formule comme un paradoxe : le trouble d’être confronté à la fois à une simplicité extrême, presque provocante par sa radicalité, et à une structuration savante invisible.

Autre trait remarquable, la prégnance de la matière. Plutôt que de « lignes », objets mathématiques immatériels, il faut plutôt parler de « traits », pleins de la main qui les trace et du frottement des matériaux. Chez cet artiste, la matière montre son nom. Que ce soit le médium, qui s’écrase sur le support, le graisse, ou se répand par capillarité : friabilité du pastel, gras de la peinture, absorption de l’encre ; ou le support lui-même, jamais neutre, jamais vraiment blanc : buvard, teinté, portant parfois salissures, empreintes et plis, parfois franchement froissé. Même quand ses fonds se rapprochent du blanc pur, leur épaisseur et leur irrégularité le trahissent : la matérialité dense, opaque, d’une couche de peinture. Christophe Pradal dit son admiration pour Eugène Leroy, peintre du recouvrement, de l’enfouissement. Son attelage est tiré par deux chevaux : l’un le mène vers l’immatériel, la transparence du graphisme ; l’autre vers la matérialité, l’épaisseur de la peinture. Une tension entre graphisme et peinture qui l’amène à la limite de chacun de ces territoires, et dessine la ligne de crête sur laquelle il avance.

Plutôt que d’analyser ses propres œuvres, l’artiste préfère évoquer l’état propice à leur création. Il crée dans l’inconfort. Fuyant par-dessus tout la paraphrase et les réflexes conditionnés, il fait régulièrement table rase pour renouveler son écriture. S’il approfondit quelque chose avec le temps, c’est moins une technique précise qu’une gymnastique de l’esprit : il l’appelle « lâcher prise ». Concentration, isolement, mise à l’épreuve : il parle de ses phases créatives comme de retraites spirituelles. Sa compagne Malo Lecq écrit : « Moi qui le connais, je vois bien d’où montent les bulles. C’est physique, c’est les liquides de tout son corps qui se prêtent à l’ébullition de son imaginaire-monde. Pradal, au bout de son tunnel d’heures, de semaines, de mois, de plaintes silencieuses, de recherche sourde, est bulle, est trait, est peinture ». En période de bouillonnement créatif, expérimentateur bouclé dans son laboratoire, il teste de nouveaux supports, de nouveaux outils. Il consomme en quantité impressionnante des matériaux peu nobles, parfois de récupération (fonds de cagettes, papier journal, peintures industrielles, colorants) et éprouve leurs réactions, leur perméabilité, leur degré d’absorption. Il produit beaucoup, vite, trie, élimine la plupart de ses essais.

Selon lui, c’est sur le mode de l’accident que surgit l’équilibre d’une œuvre, et celui-ci prend indifféremment le nom de mystère, émotion, surprise. C’est la part in convocable de l’art, irréductible à une technique balisée, et qui justifie la remise à plat régulière de ses acquis. A posteriori, l’accident pourrait se formuler ainsi : l’alliage miraculeux d’un support et d’un outil dans une forme radicalement simple, et qui justifie la production ponctuelle d’une série.

Les pastels aux couleurs vives creusent l’acrylique blanc en lignes courbes, coudées. Un colorant noir imbibe et graisse un papier buvard en coulées larges et profondes. Cette recherche « fondamentale » autour des principes physiques du matériau, ce côté ingénieur en bâtiment, n’est pas un formalisme froid : il ne condamne en rien l’expressivité du dessin, l’éclosion du lyrisme ou les projections mentales du spectateur. Se projeter dans ses œuvres, l’artiste nous y invite avec générosité. Je crois justement qu’une de ses grandes forces est d’offrir à chaque spectateur le loisir d’identifier ce qui pour lui fait œuvre dans ces images. Pour ma part, j’aime à déceler, en ces dessins qui n’utilisent jamais la perspective, une fascination pour la profondeur, un travail souterrain et quasi mystique sur ce qui rend possible le surgissement d’une troisième dimension. En adossant son trait à une matière picturale qui le cimente, le rejette ou l’absorbe, par ses superpositions de traits, il trouve à déployer dans l’image un relief inédit, un espace invisible. En poursuivant dans cette voie projective, je me surprends à assimiler ces chemins sur le papier, à des motifs musicaux ou des fils narratifs. Dans son sens de la composition, il y a comme un sens de la narration. Trajectoires, virages, carrefours, impasses sont aussi des termes dramaturgiques, et l’équilibre de ses systèmes m’évoque des ébauches de scènes, de récits, de situations saisis avec justesse. En pareil cas, parler d’abstraction paraît limitatif. On inventerait volontiers un autre concept : réduction, simplification. Jean Dalvel écrit sur lui : « Christophe a une peinture rapide et attentive en quête du bonheur de peindre simplement, d’un désir égoïste d’être dans l’instant et d’en jouir. » Une simplicité qui n’est pas une posture théorique, distanciée, ironique ou conceptualisante. Elle n’est pas non plus un primitivisme qui irait chercher ses modèles dans des formes culturelles naïves, ni un infantilisme feignant la maladresse, ni un minimalisme rigoriste. Elle n’est pas dénuement, c’est une simplicité éclatante, solide, charnue, sensuelle dans sa retenue comme le souligne Jochen Kelter. Elle n’est pas une modestie, même si l’homme lui-même est humble : elle est fortement affirmative, soutenue par la violence de l’effort qu’elle requiert. Elle est volonté de limpidité au milieu de la complexité, d’affirmation au milieu du doute, d’équilibre au milieu du chaos, d’apaisement au milieu de l’angoisse. Ces traits qui fendent la feuille sont aussi les sillons de l’artiste qui trace sa voie, de l’homme qui creuse difficilement son chemin dans le monde et dans l’histoire de l’art. Cet artiste est en recherche immodeste d’un absolu, d’un essentiel de la peinture, débarrassé de ses scories et planté sur ses deux jambes : la matière picturale et la structure graphique. Et sa création ressemble fort à une quête spirituelle, qui passerait par l’ascèse et aurait pour horizon un retour aux sources.

À l’automne 2012, la galerie que je codirige, L’Œil du Vingtième, a eu le privilège d’exposer une sélection d’œuvres sur papier de Christophe Pradal issues de sa production depuis 2004.